18Sep2017
Médiatisation et judiciarisation : deux nouveaux enjeux pour la vie économique française
Depuis quelques années une mutation s’opère dans la vie économique française. Bien loin du secret des affaires et de la discrétion de négociations amiables qui a longtemps primé, émerge une judiciarisation des rapports entre les opérateurs économiques. Cumulée à l’hypermédiatisation de la société, cette tendance au contentieux et à la contestation devant les juridictions ou les autorités réglementaires fait entrer la réputation et l’image au cœur de l’équation économique de l’entreprise, et conduit à renforcer plus encore le lien entre les avocats et les communicants. Décryptage.
Une judiciarisation des rapports entre les opérateurs économiques : le besoin de transparence
La judiciarisation de la société et de la vie économique est une réalité. Quelle que soit la matière, le recours aux tribunaux est devenu un réflexe. Bien loin de la transaction discrète longtemps d’usage, depuis une dizaine d’années, les juridictions, civiles, commerciales, administratives et pénales sont sollicitées pour être le théâtre d’affrontements.
Cette tendance constatée par nombre de praticiens relève souvent d’une approche plus affective que rationnelle, notamment pour les particuliers. « C’est une forme de catharsis ou d’expiation publique » remarque Me Marie Danis, associée du cabinet August&Debouzy, «pour des personnes qui recherchent avant tout à être reconnue comme victimes ». Selon la matière, le recours plus fréquent au contentieux ou aux autorités de régulation tient aussi à « une utilisation plus stratégique, plus business des moyens juridiques » note Me Renaud Christol, spécialiste du droit de la concurrence dans le même cabinet « Les plaintes sont d’ailleurs devenues la source d’activité principale de l’Autorité de la concurrence ».
Certains praticiens décèlent également une réponse à l’exigence de transparence requise par l’opinion publique. « Le recours contentieux ab initio entre des entreprises s’explique aussi par une volonté de montrer qu’il n’y a rien à cacher, alors même que les parties savent que la transaction est la voie la plus raisonnable et la plus efficace» précise Me Benjamin van Gaver, associé du cabinet August&Debouzy.
La récente affaire Luxleaks est symptomatique de cette exigence de transparence, elle montre «l’irruption de la fiscalité dans le domaine réputationnel » affirme Me Grégoire de Vogüé, associé du cabinet Taj. Toute négociation, transaction étant perçue désormais comme un arrangement suspicieux, les parties souhaitent dévoiler les faces cachées pour lever les préjugés.
Convergence entre médiatisation et judiciarisation : le risque de réputation né de la transparence
L’exigence de transparence, alliée à de nouveaux supports technologiques, est aussi la source de l’hypermédiatisation actuelle de la société. L’opinion publique et les médias deviennent des acteurs avec lesquels il est indispensable de composer pour les professionnels du droit quelle que soit la matière.
Au civil, « la médiatisation est un atout, elle permet d’accélérer les calendriers judiciaires et de voir les dossiers traités avec beaucoup de rigueur » souligne par exemple Me Benjamin van Gaver. La médiatisation est une opportunité avant d’être un risque, elle attire l’attention des magistrats sur un dossier – sans bien sûr les influencer-.
En fiscal, l’exigence de transparence a été intégrée par les administrations fiscales, « certaines fuites dans la presse sur des contrôles fiscaux en cours sont clairement un moyen de faire pression sur les groupes contrôlés, et de passer des messages aux autres » souligne Me Grégoire de Vogüé. Côté pénal, la médiatisation est un véritable facteur de risque, notamment pour la présomption d’innocence. L’émergence du procès médiatique amène presque à disposer d’un véritable « code de procédure médiatique ».
Une impérative cohérence des stratégies de communication et des stratégies judiciaires
Ce code a aussi vocation à s’appliquer aux matières règlementées où l’équilibre doit être trouvé entre impératif juridique et gestion de la réputation. Ainsi, à trop vouloir anticiper le risque de réputation, certains oublient de gérer la sensibilité des représentants des autorités de régulation. A l’image d’enquêteurs découvrant médusés sur leur smartphone des dépêches reprenant un communiqué de l’entreprise sur les perquisitions en cours.
A l’inverse, plus que l’amende de l’AMF, c’est sa médiatisation qui affecte la réputation de l’entreprise et son bilan économique à court et moyen terme. C’est ce que montre une récente étude sur l’impact boursier des sanctions de l’AMF [1] : la publication d’une décision de l’AMF peut faire baisser le cours du titre jusqu’à 8,7 %. Considérer les conséquences réputationnelles de décisions souvent anticipées, ou prévisibles, mais aussi le bon timing pour s’exprimer devient essentiel. Selon Me Marie Danis, « il ne faut pas sous-estimer l’importance de la cohérence entre stratégie judiciaire et stratégie médiatique. »
[1] Etude de Thierry Kirat, du CNRS et de l’université Paris Dauphine, et d’Amir Rezaee, de l’Institut supérieur de gestion, publiée en juin 2015
L’émergence d’un nouveau binôme : avocat et communicant
Un nouveau binôme est donc né : l’avocat et le communicant. L’un apporte son expertise juridique, le second sa connaissance des enjeux d’opinion.
« Négliger la communication peut emporter de lourdes conséquences. L’entreprise a donc tout intérêt à intégrer au sein d’une équipe soudée tous ses conseils externes, avocats et conseils en communication au premier chef, pour limiter le plus efficacement possible son dommage réputationnel et économique » souligne Me Elie Kleiman, Managing Partner du cabinet Freshfields.
Communicants et conseils juridiques doivent pour cela parvenir à construire ensemble une stratégie au service du client répondant à deux temporalités différentes, l’une immédiate, l’autre sur un temps plus long.
La communication doit rester au service de la stratégie judiciaire
La gestion des enjeux d’opinion doit cependant s’effectuer au service de la stratégie judiciaire, et non le contraire. Si les luttes médiatiques permettent de gagner des batailles, seule la stratégie judiciaire permet de gagner la guerre. Le communicant doit donc s’inscrire dans les pas de l’avocat, et l’aider à se frayer un chemin jusqu’au cœur de l’opinion et des médias.
Justice et communication, deux mondes qui s’opposent ?
Le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), qui n’est pas réputé pour sa fantaisie et sa légèreté alertait l’institution judiciaire dès 2007 dans son très sérieux et officiel rapport annuel : « La médiatisation de la société constitue une donnée dont toute institution doit désormais tenir compte. La Justice ne doit pas s’imaginer qu’elle peut y échapper ». Signe des temps, alors que tout oppose en apparence Justice et communication, les deux univers se sont rencontrés.
Les journalistes se sont organisés
Créée dès 1887, l’association de la presse judiciaire est aujourd’hui une véritable institution regroupant près de 190 journalistes de tous médias confondus. L’association bénéficie d’une immense crédibilité chez les professionnels de Justice -magistrats et avocats- mais aussi au ministère de la Justice, qui reconnait en elle un interlocuteur de qualité, soucieux d’informer au mieux l’opinion publique sur le fonctionnement d’une institution méconnue.
L’institution judiciaire s’est modernisée
De la création du service de la communication et de l’information en 1993 à celle du poste de porte-parole du ministère en 2007, la Chancellerie n’a eu de cesse d’améliorer la communication non seulement du ministère mais aussi de ses magistrats. Ainsi, des sessions de formation et des séances de media training sont proposées aux magistrats, notamment les procureurs et un « guide pratique pour les magistrats de communication judiciaire et relations presse » a été rédigé en 2011 pour professionnaliser la communication.
Les avocats se sont entourés de spécialistes de la communication
De nombreux avocats n’hésitent plus, dans l’intérêt de leurs clients institutionnels ou particuliers, à faire appel à des agences ou cabinets de conseils en communication pour accompagner leur stratégie judiciaire d’une stratégie de communication (cf interview croisée).
Cette professionnalisation de tous les acteurs du monde judiciaire, des médias et de la communication permet finalement de rapprocher des univers que tout oppose, dans l’intérêt de l’opinion publique qui souffre encore d’une grande méconnaissance d’une Justice pourtant rendue « Au nom du peuple Français ».
Dorothée Duron-Rivron et Guillaume Didier, Associés
avec Jessica Lefébure et Jérémy Seeman, Consultants senior
Texte intialement paru dans l’édition 2016 de 365°, le news tank de Vae Solis Corporate
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