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    16Avr2019
    « L’influence passe encore par les médias traditionnels »

    blog_VSC

    Vocation des médias traditionnels, monétisation de l’information, influence, fake news… Vae Solis Corporate a rencontré Alexis Brézet, le directeur des rédactions du Figaro pour un entretien sans langue de bois.

    Portrait d’Alexis Brezet, directeur de la rédaction du Figaro Magazine.

    Le Figaro est n°1 des ventes et de l’audience numériques. Mesurez-vous l’influence de sa tradition « libérale-tocquevillienne » sur l’opinion publique, autrement qu’en indicateurs de vente ?

    Un journal n’est pas un parti politique et notre métier n’est pas d’influencer, moins encore d’endoctriner. Nous avons des lecteurs, les hommes politiques des électeurs, ce qui n’est pas la même chose. Nous sommes là pour informer, éclairer, aider les gens à se forger une opinion, ce qui suppose évidemment que nous en ayons une. Mais un journal n’est pas monolithique ; la fameuse « ligne éditoriale » n’est en vérité pas une ligne, il faut la voir comme un fleuve avec différents courants. Tocqueville, au fond, était un libéral-conservateur ; comme lui nous considérons que la liberté est faite pour être mise au service du bien commun, qui dépasse la somme des intérêts individuels. Lorsque l’on constate qu’en trois ans Le Figaro est passé de 15 000 à plus de 100 000 abonnés numériques, nous nous disons que ses idées trouvent aujourd’hui un large écho, notamment dans la jeunesse. Évidemment, nous nous en réjouissons.

    Votre plume d’éditorialiste complète votre fonction de directeur de rédaction : comment écrit-on un éditorial en 2019 ?

    À peu de choses près, on l’écrit comme on l’écrivait en 1830 ! Avec le temps, les codes rhétoriques changent, la langue évolue, mais fondamentalement, l’exercice reste le même.L’éditorial est une démonstration, dont les ficelles ne doivent pas trop apparaître, qui doit parler à la fois au coeur – par des formules – et à l’intelligence – par des raisonnements. L’éditorialiste doit essayer de s’abstraire de tout le bruit médiatique, le mettre à distance et réinscrire les affaires du jour dans une profondeur historique, économique, philosophique pour en révéler les grands mouvements. L’éditorial, c’est le lieu d’expression d’une opinion alimentée par des informations auxquelles on essaie de donner un sens. L’objectif est d’offrir un prisme de lecture et des mots à ce que le lecteur ressent confusément. L’éditorial doit donc tomber juste, et au bon moment. Si on a bien réussi son coup, le lecteur a le sentiment d’accéder soudain à une sorte d’évidence. Cela, c’est quand l’éditorial est réussi ! Mais in fine, il est fait pour être oublié. Le rendu est fugace et périssable, on ne bâtit pas d’oeuvre éditorialiste. Ce n’est pas un art majeur, mais c’est un métier.

    Les stratégies d’influence exploitent de plus en plus les pure players et réseaux sociaux en marge des médias classiques : quel regard portez-vous sur cette tendance et la consommation qu’en font les jeunes générations ?

    Avec les réseaux ou médias sociaux, on touche beaucoup de monde. Mais est-ce que l’on convainc avec du reach ? Je ne le crois pas. Je ne veux pas dire qu’il n’y a pas un bon usage des réseaux sociaux, mais l’influence passe encore par les médias traditionnels, et probablement pour longtemps, parce qu’ils cultivent cette distance vis-à-vis de l’information, apportent une valeur ajoutée qui fait qu’on vient les consulter. Parce qu’ils ont une légitimité construite sur une réputation, un sérieux dans le travail de l’info : on ne les consulte pas de la même façon que Konbini ou BuzzFeed nous tombent sous les yeux. D’ailleurs, BuzzFeed est en train de fermer, Mashable également… Tous ces médias sont éminemment périssables. On dit que les jeunes générations ne lisent plus de journaux papier. Ce n’est pas faux, mais après tout nous vendons de l’information, pas du papier ! Le site du Figaro touche aujourd’hui plus de 22 millions de visiteurs uniques par mois, dont beaucoup de jeunes. Nombre d’entre eux ont d’ailleurs saisi le caractère superficiel ou biaisé de ce qui circule sur les réseaux sociaux. Pas tous évidemment, mais les jeunes ne lisaient pas tous Le Figaro ou Le Monde hier non plus ! Alors qu’aujourd’hui ils sont davantage en contact avec de l’info sérieuse que ceux qui ne possédaient pas de smartphone il y a 20 ans. Le vrai défi n’est pas d’accéder à de nouveaux lecteurs mais, très prosaïquement, de gagner suffisamment d’argent avec ces lecteurs pour pouvoir continuer à produire de l’information.

    Et alors, comment monétise-t-on l’information en 2019 ?

    C’est extraordinairement difficile ! Les recettes lecteurs, après avoir été terriblement affectées par l’irruption del’internet gratuit, progressent à nouveau grâce à l’essor des abonnements numériques. C’est une très bonne nouvelle : partout dans le monde progresse l’idée que l’information de qualité a une valeur, donc un coût, et qu’il est légitime de payer pour en disposer. D’où l’essor remarquable, je l’ai dit, de nos abonnements Premium. Mais il ne faut pas s’y tromper : cela ne suffira pas ! Le marché français n’est pas suffisamment large pour fournir des revenus d’abonnements permettant de faire vivre une rédaction de 500 journalistes, avec des spécialistes de tous les domaines et de correspondants dans le monde entier. À l’heure du tout-numérique, les journaux, pour vivre, continueront d’avoir besoin de recettes de publicité. Et là, le moins que l’on puisse dire est que la situation n’est pas bonne ! La quasi-totalité de la pub numérique va aujourd’hui non pas aux journaux mais aux plateformes américaines, les fameux GAFA, dont l’audience se nourrit des contenus produits par les médias traditionnels ! C’est une révolution : la vraie bataille ne nous oppose pas aujourd’hui au Monde ou à TF1 mais à Google, à Facebook et aux plateformes qui captent 80 % à 90 % de la manne publicitaire. À Bruxelles, les médias traditionnels européens ont lancé le combat des « droits voisins » pour tirer une juste rémunération des contenus circulant dans leurs tuyaux. En fait, ils ne jouent rien de moins que leur survie ! Le Figaro s’en sort plutôt mieux que d’autres, mais si cela continue, dans 10-15 ans il n’y aura plus un seul média indépendant en Europe. Tous seront passés sous le contrôle d’acteurs supranationaux, américains, russes ou chinois. On verra alors vraiment ce que sont les fake news…

    En parlant de fake news, quel regard portez-vous sur le vote récent de la loi relative à la lutte contre la manipulation de l’information ?

    Je suis partagé. Bien sûr, il est légitime de combattre les fausses informations mais j’ai l’impression qu’on utilise parfois cette notion de fake news pour disqualifier des mouvements d’opinion que l’on juge déplaisants. Oui, les infox pullulent sur les réseaux sociaux, mais elles ne sauraient expliquer à elles seules, comme on le prétend parfois, l’élection de Trump, le Brexit, et les Gilets Jaunes ! Revenons à Tocqueville : la liberté d’expression est précieuse, attention à ne pas la mettre en cause ! Concernant la législation, tout ce qui consiste à rendre les plateformes numériques responsables de ce qu’elles diffusent me paraît aller dans le bon sens. Au même titre qu’il est normal que Le Figaro soit aujourd’hui responsable de ce que ses journalistes écrivent et de ce que ses lecteurs commentent, il serait normal que les plateformes des GAFA soient responsables demain des contenus, parfois terrifiants de violence ou de mensonge, qui passent dans leurs tuyaux. Et que l’on ne nous dise pas que c’est techniquement impossible ! Lorsqu’il s’agit d’empêcher les internautes de partager des images de football protégées par des droits, les plateformes y arrivent bien… Que, dans ce cadre, les tribunaux puissent être sollicités me paraît juste. En revanche, il ne me semble pas souhaitable que des organes politico-administratifs comme le CSA commencent à exercer un contrôle politique, qui apparaîtrait vite comme de la censure. Je ne pense pas que ce que le CSA a fait avec la télévision soit à ce point un succès qu’on doive élargir ses prérogatives à Internet…

    Propos recueillis par Ghislain de Franqueville, consultant senior Vae Solis