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    23Fév2018
    Le Bureau des Légendes : la subtile opération de com’ de la DGSE, par Guillaume Didier et Adrien Loriller

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    « Besoin d’en connaître, IMSI-Catcher, tenir sa légende, Moule à gaufres… » . Autant d’expressions et de jargons inconnus du grand public qui seront pourtant devenus familiers des inconditionnels de la série de Canal+ Le Bureau des Légendes, dont la troisième saison s’est terminée en juin dernier. Durant les dix épisodes de chaque saison, le téléspectateur suit le quotidien de plusieurs agents de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) et leurs missions, par nature totalement secrètes. Le générique de fin laisse défiler une liste impressionnante de remerciements pour leur apport à la série dont… le ministère de la Défense. La DGSE voit depuis son image et son influence profondément transformées et bénéficie désormais d’un pouvoir d’attractivité incomparable, qu’aucune campagne de recrutement ou de promotion ne serait parvenue à atteindre. Au-delà des succès d’audience tant en France qu’à l’étranger 1, un constat : l’institution la plus secrète de la République a réussi l’une des opérations de communication les plus efficaces de ces dernières années.

    Photo : Canal Plus

    La scène se déroule dans une brasserie parisienne. Marina Loiseau, future recrue de la DGSE, reçoit les premières instructions de « Malotru », nom de code d’un agent « clandestin », Mathieu Kassovitz. Ce dernier vient de passer plusieurs années en Syrie « sous légende » autrement dit sous une identité et une vie fabriquées de toutes pièces par la DGSE pour y recueillir du renseignement sous sa couverture de professeur de français. Lors de ce déjeuner, Marina Loiseau passe un premier test consistant à obtenir l’identité de deux inconnus au bar du restaurant. Avant de terminer son verre de vin, Malotru revient sur cette mission presque réussie pour la future espionne : « Vous allez apprendre à approcher les gens tout en gardant la bonne distance : ni trop loin pour en savoir le plus possible, ni trop près pour ne pas influencer la cible ».

    Secrets en série

    Cet équilibre revendiqué dès le premier épisode par Malotru, acteur principal de la série, se retrouve tout au long du Bureau des Légendes. À chaque scène, des détails de la vie quotidienne (une brasserie, un verre de vin, un billet froissé de 20 euros pour payer l’addition…) se mêlent aux activités secrètes des agents du département le plus opaque de la DGSE, le « bureau des légendes ». Une combinaison qui permet, au fil des épisodes, d’oublier qu’il s’agit du décryptage des missions d’un service de renseignement français tout en nous plongeant dans le quotidien, souvent difficile, des personnages de la série. Bien entendu, si l’on décortique chaque épisode, l’oeil avisé détectera des incohérences et invraisemblances inhérentes à toute fiction. Le curieux, lui, glanera plutôt de précieux enseignements sur la culture de ce monde à part.

    La facilité avec laquelle le « sériephile » accède dans chaque épisode à un sujet aussi complexe que celui du renseignement est le résultat d’un mélange efficace : l’incarnation du rôle de chaque acteur et la grande proximité du décor et des situations avec le réel. Contrairement aux superproductions américaines telles Homeland ou House of Cards, Le Bureau des Légendes reste plus terre à terre. Malotru, tombant amoureux d’une Syrienne lors de sa mission à Damas, Henri Duflot, directeur flegmatique de la « piscine » et ses cravates à la limite du ridicule ou encore Sylvain Ellenstein – le « Géo Trouvetou » du service : chaque acteur, par son jeu, permet aux téléspectateurs d’accepter instantanément la banalité des personnages, alors que leurs activités et leurs missions sont hors normes. Les explosions spectaculaires et courses poursuites en 4X4 blindés à l’américaine sont remplacées par des échanges cinglants et jubilatoires entre pontes des services et des filatures en utilitaires Kangoo. Le travail des équipes de tournage au plus près des agents de la DGSE mais également dans des studios reconstituant de manière troublante les locaux vétustes mais ultra-sécurisés du boulevard Mortier à Paris ont permis à Éric Rochant de créer une ambiance reflétant le vrai quotidien d’un clandestin. Loin des costumes sur-mesure de super-héros de certains espions de l’autre côté de l’océan Atlantique, l’agent de la DGSE ressemble à notre voisin ou collègue de bureau, avec ses forces mais aussi ses doutes et ses failles. Autour d’une bande originale sombre et envoûtante, l’histoire varie entre des moments de vie que chaque citoyen est amené à connaître et des scènes durant lesquelles les techniques les plus secrètes du pays sont révélées voire décortiquées sous nos yeux. Une fluctuation efficace, un mode de communication subtil, à l’image de chaque agent de la DGSE dans l’exercice de sa mission.

    Hollywoodisation de la grande muette ou pouvoir de convaincre ?

    Au-delà de la fiction, la thématique du renseignement pousse aujourd’hui sur un terreau très fertile dans le contexte de terrorisme international post 11-Septembre, et alors que la France vit depuis 2012 sous une menace constante. Depuis plusieurs années, un changement de cap des institutions françaises les plus fermées a rendu accessibles au grand public certaines informations ou certains lieux. L’ancienne ministre Michèle Alliot-Marie, dans trois des ministères régaliens qu’elle a dirigés, avait dépassé les réticences de ses administrations pour ouvrir à la presse les Forces spéciales, les services de renseignement ou encore l’administration pénitentiaire. Le succès récent de la grande muette par la communication de l’État-major des armées 2 notamment sur les réseaux sociaux (83 000 followers sur Twitter, 410 000 fans sur Facebook, 14 000 abonnés YouTube) montre également la place centrale que détiennent, probablement encore plus aujourd’hui, les questions de sécurité et de protection des Français.

    Éric Rochant a su proposer sa série au bon moment pour favoriser les chances de succès d’une fiction réaliste. Mais plus stratégique, il a su convaincre le ministère de la Défense d’accepter de participer, de manière totalement maîtrisée, à un effort d’ouverture en laissant transparaître au grand public une partie de la réalité. Cette rupture totale avec les habitudes de fonctionnement des services de renseignements français permet, malgré le devoir de réserve et la culture du secret de certaines institutions, de réaliser une opération de communication grand public dont le timing, le format et le contenu sont de grande qualité, signes d’une stratégie de communication contrôlée.

    Communiquer sans en avoir l’air

    Certaines entreprises ou institutions peuvent être réticentes à révéler leur quotidien ; par peur d’un éventuel effet boomerang ou car elles considèrent ne pas avoir le Michel-Edouard Leclerc, Guillaume Pepy ou Emmanuel Faber capable d’incarner leurs activités. La multiplicité des outils de communication, la difficulté que peuvent connaître certaines entreprises ou certaines personnalités à gérer leur image – notamment sur les réseaux sociaux – ou encore la conviction que seuls le repli et le secret peuvent permettre d’éviter une crise sont d’ailleurs autant d’arguments qui peuvent freiner la mise en place d’une stratégie et d’un plan de communication.

    Le Bureau des Légendes rencontre un succès populaire et une reconnaissance d’estime des professionnels du renseignement. Malgré la mention « Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes serait purement fortuite », ceux qui ont approché ce milieu sont impressionnés par la justesse des rôles et la ressemblance avec des personnalités, des situations et des lieux existant vraiment. En donnant l’impression de tout connaître d’un espion français en partageant le quotidien de Malotru et de ses collègues, le service de sécurité extérieure a réalisé ce que chaque entreprise ou cabinet de conseil en communication cherche à obtenir : communiquer sans donner l’impression de le faire, s’ouvrir sans tout révéler, mais aussi susciter des vocations. Une subtilité au service de la communication qui permet chaque jour à la DGSE de recevoir environ 100 CV de candidats – la plupart de très haut niveau – qui tentent spontanément leur chance d’intégrer ses rangs. Un comble pour un service secret.


    Guillaume Didier, associé
    et Adrien Loriller, consultant senior Vae Solis Corporate
    Texte intialement paru dans l’édition 2018 de 365°, le news tank de Vae Solis Corporate





    [1] D’après la Federation Entertainment, la production d’Éric Rochant est devenue la série française la plus exportée dans le monde.
    [2] Voir La grande muette gagne les coeurs sans perdre l’esprit