09Avr2019
Devoirs & pouvoirs des marques
Au mois de juillet 2018, une matinée bien particulière, une première même, était organisée à Bercy, sous le haut patronage de Bruno Le Maire, ministre de l’Économie par l’Association des Agences-Conseil en Communication (AACC). Cette journée, dédiée au « Pouvoir économique des marques », remettait la communication et la valorisation des marques dans leurs perspectives stratégiques : à la fois levier de business bien sûr mais aussi levier de confiance, d’engagement et de responsabilités. L’occasion d’échanger sur les devoirs mais aussi les pouvoirs des entreprises et leurs marques leur permettant de s’inscrire dans cette double exigence d’acteur économique et social qui fait d’elles des citoyennes à part entière.
Pour répondre à cette grande question du rôle économique des marques au sein des organisations, quatre tables-rondes étaient organisées sur différents thème : « la marque moteur des transformations », « la marque au service de la conquête du monde », ou encore « la marque au cœur du développement des start-up et ETI ». Parmi les speakers, Augustin de Romanet, président d’ADP, Catherine Guillouard, PDG de la RATP, Guillaume Gibault, fondateur du Slip français, ou encore Agathe Bousquet, présidente de Publicis Groupe en France, tous s’accordant à défendre l’idée que la marque est un levier incroyable pour créer de la valeur, du business et donc de la richesse. En effet, la marque agrège les nombreux actifs immatériels d’une organisation comme par exemple les brevets, le capital relationnel, le capital humain, la réputation, la culture, le style ou encore le design ; ces actifs représentent en moyenne 60% de la valeur totale des entreprises.
La marque au cœur du pouvoir économique des organisations
Ce pouvoir économique des marques au cœur des organisations essentiel n’est pourtant plus suffisant aujourd’hui pour faire face à la « digitalisation » de la société et des modèles économiques. Cette ère de la data et de la tech toute puissante tend à privilégier l’immédiateté, l’usage, la fonction au détriment de la spécificité des marques et de leurs produits. La logique d’indifférenciation, d’homogénéisation menace les marchés. Les entreprises doivent d’autant plus construire, défendre, valoriser leur spécificité, leur contribution particulière, que l’environnement se globalise.
L’une des manières d’y parvenir consiste à s’appuyer sur le projet des organisations, leur culture, leur identité profonde, mais aussi leurs engagements, social ou sociétal, pour marquer, au-delà de ses produits ou services, les conditions d’un nouvel enrichissement réciproque, pour l’entreprise et pour la société toute entière.
Pour accompagner ces changements, des dirigeants ont lancé courant 2016 un mouvement important qui viendra modifier la rédaction du code civil dans la définition qu’il donne des sociétés et des missions qui leur incombent.
De nouvelles missions pour les organisations
Tout à commencé à l’été 2016 sous l’impulsion de l’avocat Daniel Hurstel et du dirigeant Emmanuel Faber, président de Danone qui ont souhaité réunir un collectif afin de construire un véritable plaidoyer pour une économie plus responsable. Leurs efforts ont été payants. Un « Plaidoyer en faveur d’une « économie de marché responsable » » est publié dans Le Monde quelques mois plus tard, signé d’une quinzaine de personnalités parmi lesquelles Christine Lagarde, Martin Hirsch, Pascal Lamy, Antoine Frérot... Ce mouvement, qui dénonçait les excès de la financiarisation du capitalisme, prône une « société actuelle [qui] attend de l’entreprise qu’elle joue un rôle prépondérant dans la recherche d’une croissance raisonnée, génératrice de bien-être et de progrès ». Une société qui souhaite que l’action des entreprises ait un effet positif sur les défis auxquels elles sont confrontées : le bouleversement climatique, l’épuisement progressif de la biodiversité et de certaines ressources naturelles, l’explosion démographique, la montée des inégalités et des discriminations…
Pour répondre à ces enjeux, les signataires de cette première tribune proposaient de modifier les articles du code civil : « plutôt que de proposer de nouvelles structures juridiques comme le font les Etats-Unis avec le Public Benefit Corporation et Multi Purpose Company – et de compliquer encore notre droit des sociétés, nous proposons de mettre la responsabilité sociale de l’entreprise au centre de ses documents constitutifs ». Cette modification est au cœur du projet de loi PACTE défendu par le gouvernement et le Président de la République. Certaines entreprises n’attendent cependant la rédaction de la loi pour s’engager.
Des nombreux devoirs aux supers-pouvoirs
Poussées par la réglementation ou la devançant, les organisations s’engagent sur tous les fronts – social, économique, sociétal, environnemental – appréhendant leur activité de manière holistique, où l’amont compte autant que l’aval, les partenaires autant que les actionnaires, où les clients se fondent et se confondent avec les observateurs.
Les devoirs des entreprises sont nombreux, très nombreux si l’on en juge par les pressions ou réglementations diverses et variées qui pèsent sur elles : fiscales, juridiques, concurrentielles. Leurs obligations sont lourdes, autant que les reportings financiers et extras financiers auxquels elles sont soumises. L’exigence de transparence, organisée et croissante depuis le début des années 2000 entend ordonner la responsabilité des entreprises régissant les relations et les méthodes, dans la conduite des « affaires » et des activités.
Il y a donc leurs devoirs nombreux et normés : devoir de conformité, devoir de qualité et de sécurité, devoir d’informer et de dialoguer, devoir d’anticiper et d’innover tout en préservant l’existant, devoir de répondre aux demandes des autorités, du marché, et des citoyens. Et puis il y a le choix de « combats » plus ou moins volontaires puisqu’eux-mêmes sont poussés par l’opinion ou par des mouvements qui émergent. Et c’est là que le pouvoir de l’entreprise se transforme souvent en valeur ajoutée sociétale, lorsqu’elles répondent à des évolutions et se positionnent en première ligne sur des questions citoyennes.
Les exemples sont nombreux et bien moins anodins qu’ils peuvent le laisser penser au premier abord : quand les grandes maisons de couture, de Versace à Burberry, annoncent renoncer à la fourrure, bien d’autres progressivement leur emboîtent le pas. C’est l’effet domino qui s’opère sous l’impulsion des associations de défense animale et de la nécessité pour les marques et enseignes d’afficher leur engagement. Le secteur de la fourrure ne s’en porte pas plus mal et continue de prospérer grâce au marché chinois !
Engagez-vous !
Comment concilier toutes les contraintes, comment trouver le bon « mix de responsabilité » entre les impératifs économique, sociaux et environnementaux ? Comment être irréprochables – ou du moins responsables – sur tous les fronts ? Comment être à la pointe de toutes les attentes de publics de plus en plus variés ? Celles qui réussissent à sortir par le haut de cette équation impossible sont peut-être celles qui se choisissent un combat, un crédo et qui développe une vision et une contribution originale, particulière de leur rôle. Danone en son temps, et encore maintenant, Michelin hier, Free plus récemment et aujourd’hui de jeunes marques et entreprises proposent des modèles parfaitement originaux fondés sur une contribution qui font d’elles bien plus que des acteurs économiques, des marques ou entreprises à dimension citoyennes.
Elles font bouger les lignes, bousculent les codes, « révolutionnent » des marchés entiers. Elles s’engagent, non plus sous la contrainte, mais volontairement, pour promouvoir un nouveau modèle économique ou défendre certaines conceptions sociétales. C’est là que se mesure le vrai pouvoir des marques ! Une entreprise n’est jamais aussi forte que lorsqu’elle est porteuse d’une ligne de message et d’image, à la fois forte, claire et originale, au sens de particulière. Une forme de contribution à la vie de la cité qui soit clairement énoncée et incarnée au travers de ses activités. Certaines choisissent une mission, un « combat de société », à l’image de Dove ou de la toute jeune marque de lingerie Ysé dont l’engagement est de donner à voir le corps des femmes dans leur vérité, dans la réalité et la diversité du quotidien, et de participer ainsi à modifier les perceptions et corriger certains effets pervers du culte de la beauté unique ; ou bien encore comment depuis 3 ans Système U cultive sa valeur ajoutée sociétale en dénonçant les préjugés sexistes grâce à ses campagnes de Noël et l’édition de son catalogue où les jouets ne sont plus « ciblés » ni distingués entre les filles et les garçons.
Affiche « La croissance oui sauf celle des prix ! » mai 68 poing leve avec bras en conserves rouge sur fond jaune
Sur les sujets de société aucune marque ne sera peut-être allée si loin que Benetton, la mythique marque de prêt à porter qui dès le milieu des années 1980, célèbrent la diversité et l’union des cultures… pour aller progressivement beaucoup plus loin – sûrement trop loin – dans un militantisme devenu in fine illisible. Des nombreuses campagnes font polémiques sur des sujets aussi divers que l’égalité raciale, les relations internationales, les religions, la sexualité ou l’environnement. L’empreinte sociétale de la marque est alors ultra puissante. Après l’apogée des années 90, le positionnement business et l’image perdent de leur superbe et l’activité textile ne parvient pas faire face aux évolutions du marché, mais le groupe et la marque Benetton, largement diversifiés dans des secteurs à forte croissance, de l’alimentaire à l’immobilier en passant par les aéroports et les concessions d’autoroutes, continuent leur chemin. On pourrait aussi citer celles qui investissent le champ « économique & social » en devenant les ambassadeurs de nos terroirs, des circuits courts et de liens plus directs aux fournisseurs : Intermarché a remis ainsi au gout du jour la réalité de son organisation en révélant cette proximité au terrain tandis que des marques elles-mêmes se créent sur ce credo à l’instar de « C’est qui le patron », la marque des consommateurs !
La mission d’entreprise – inscrite ou pas dans la loi – existe, de fait, au sein de chaque organisation. A chacune de parvenir à la formaliser, à lui donner vie, à l’incarner pleinement pour qu’elle nourrisse ses relations autant que son image. C’est là que se construit et se nourrit le capital réputation et la valeur de marque.
L’engagement, la mission, le combat ou la cause – appelez-la comme vous le voulez – doit tout de même veiller à respecter trois règles : la légitimité et le lien à l’activité, la continuité et la solidité de l’engagement, la sincérité et les preuves régulières. Sur le plan de la communication, savoir traiter et parler des sujets difficiles avant qu’ils ne vous soient opposés, accepter de partager la communication de son organisation avec ses parties prenantes, et s’engager avec sincérité sur une mission de société clairement énoncée. C’est sûrement un peu de tout cela qu’on retrouve sous le vocable et la valeur à la mode de l’authenticité.
Parler vrai, agir juste, remettre du sens, du cœur, et de l’humanité dans le business. In fine l’entreprise est bien un ‘animal économique et social’ qui doit sans cesse réinventer sa place dans le groupe mais dont on sait qu’elle est en un moteur des plus puissants… la communication son meilleur adjuvant.
Camille Chareyre, consultante senior et Corinne Dubos, associée et directrice générale déléguée de Vae Solis