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    24Jan2018
    Des mots pour le dire : entretien avec Guillaume Prigent

    blog_VSC

    2017 aura vu l’éloquence trouver une place de choix au cinéma avec le documentaire A Voix Haute puis Le Brio, film d’Yvan Attal., sorti tout récemment. A cette occasion Vae Solis a eu envie de se pencher sur cet art brillant de la conversation et de la conviction.

    La communication est d’abord une histoire de messages, de langage, de style et donc d’arts et de techniques pour les exprimer, les partager au plus grand nombre. En la matière, tout ou presque a été conceptualisé ou écrit par nos penseurs antiques et historiques : d’Aristote à Cicéron et jusqu’à Schopenhauer, les plus grands ont analysé et formalisé les principes du dialogue et les moyens de convaincre. Alors comment se réapproprier leurs astuces, leurs recettes ? Quelles sont les règles, les techniques des grands orateurs ou comment cultiver « l’art d’avoir toujours raison » comme le proposait Schopenhauer ?

    C’est ce que nous propose Guillaume Prigent, professeur d’art oratoire, formateur Eloquentia (lauréat 2017 de la fondation La France s’engage) et ancien consultant Vae Solis. A travers son livre Avoir raison avec Schopenhauer*, il décrypte et illustre les 38 stratagèmes du philosophe par de nombreux exemples et explique le texte d’origine du philosophe pour nous aider à reconnaitre et utiliser les différents moyens de sortir gagnant d’un débat d’idées.

    Rencontre avec l’auteur qui nous livre ici quelques éclairages.

    Corinne Dubos. Parmi les 38 stratagèmes proposés par Arthur Schopenhauer quels sont, dans l’ordre, le plus courant, le plus efficace, et ton stratagème préféré ?

    Guillaume Prigent. De nos jours, le plus courant est sans doute le n°32 qui vise à « étiqueter » négativement tout propos ou acte de l’adversaire pour la disqualifier d’avance et faire peser sur lui une présomption de culpabilité ou d’incompétence. Dans l’arène politique c’est particulièrement flagrant : telle ou telle réforme est, à peine annoncée et selon d’où on se place, ultralibérale, conservatrice, liberticide, scandaleuse, anti républicaine, discriminatoire, etc.

    A mon sens le plus efficace demeure le n°35 qui cherche à emporter l’adhésion de ceux qui vous écoutent non par la raison mais par les émotions. Quelqu’un qui, par exemple, partage un récit poignant et nous prend « aux tripes » s’avère très difficile à contester car non seulement sa douleur nous touche mais plus encore nous passerons pour des êtres froids si nous répondons seulement sur le terrain rationnel.

    Pour ma part, j’ai une nette préférence pour le n°9 qui est une sorte de feinte de frappe… Il suppose de progresser dans le débat vers la conclusion souhaitée non par affirmations mais par une série de questions afin de rendre votre adversaire « complice » d’une réponse qui contreviendra pourtant à sa position initiale. Pour ce faire, on multiplie les questions sans laisser présager la conclusion qu’on souhaite atteindre et lorsque l’adversaire a concédé suffisamment de points, on peut clamer victoire. L’autre avantage est que cela met notre contradicteur dans une position d’élève et que tout refus de répondre aux questions peut être vu chez lui comme une peur du débat.

    CD. On voit bien, grâce aux exemples d’usages de ces techniques que tu as sélectionnés dans l’ouvrage que l’essentiel est porté par des personnalités politiques. Est-ce un prisme naturel (lié à l’activité politique elle-même) ou est-ce parce que tu considères que l’art oratoire est moins bien, pour ne pas dire mal, maitrisé dans d’autres sphères notamment économiques ? Les dirigeants économiques ne maitriseraient-ils pas aussi bien les techniques de l’argumentation et l’art oratoire ?

    GP. La politique est par nature propice au débat et à la polémique car elle engage notre avenir et nos valeurs à toutes et tous, a fortiori dans un pays aussi passionné que la France. Il ne faut pas oublier que l’éloquence est née simultanément dans les tribunaux d’Athènes et dans ses assemblées de citoyens. Regarder les débats virulents de la Chambre des Communes en Angleterre, ou même de l’Assemblée nationale ne peut que rappeler cet héritage. Aussi qu’un dirigeant d’entreprise, non soumis au principe de l’élection, et donc du débat, ou pour qui la polémique n’est pas une bonne publicité, soit moins à l’aise avec ces techniques est compréhensible. Mais bien les comprendre et apprendre à s’en servir peut avoir une vocation défensive, ce qui peut se révéler très utile lorsque l’entreprise ou ses dirigeants sont pris à partie. Quelques grands patrons se distinguent d’ailleurs par un vrai talent en la matière, je pense notamment à Michel-Edouard Leclerc ou Xavier Niel.

    CD. Est-ce que les réseaux sociaux modifient les codes de la conviction et de l’art oratoire ? Est-ce qu’on trouve aussi du Schopenhauer sur les réseaux sociaux ?

    GP. Les formats courts d’expression sont très propices à la mauvaise foi décrite par Schopenhauer. D’abord parce qu’il est plus aisé d’être polémiste derrière un écran que devant la personne qu’on affronte… et ensuite parce que dans un débat « réel », par nature un peu long, il est nettement plus compliqué d’être de mauvaise foi dans la durée sans perdre peu à peu sa crédibilité aux yeux du public. Les tweet clash sont d’ailleurs très révélateurs d’une « violence oratoire » plus prompte à faire naître des punchlines, souvent au détriment de la qualité des idées. Un « vous n’avez pas le monopole du cœur », prononcé par Valéry Giscard d’Estaing à François Mitterrand lors du débat présidentiel de 1974, pourrait voir sa puissance décuplée par des retweets, des gifs ou des mèmes à notre époque ! Le phénomène le plus flagrant sur les réseaux sociaux, et les algorithmes n’y sont pas étrangers, est que l’on parle de plus en plus à son camp. On s’exprime ainsi souvent plus pour se faire voir que pour convaincre, ce qui est contre-nature pour l’éloquence qui vise justement à convaincre et émouvoir ce qui ne sont pas d’accord avec vous !

    guillaume_prigent
    Schopenhauer



    * Avoir raison avec Schopenhauer,
    Guillaume Prigent
    LIBRIO / Flammarion
    Octobre 2017