06Oct2017
Entretien avec Luc Hermann, producteur de Cash Investigation : « La chaise vide n’est pas la bonne solution ! »
Entreprises, dirigeants, décideurs publics… ils sont de plus en plus à redouter le coup de téléphone que pourraient leur passer les équipes de Premières Lignes, société de production de Cash Investigation. S’il admet que ses reportages arrivent souvent au mauvais moment, Luc Hermann, président de Premières Lignes, nous explique que ses équipes ne travaillent pas dans l’urgence et enquêtent longuement avant… ce fameux coup de téléphone. Entretien avec Arnaud Dupui-Castérès, président de Vae Solis Corporate.
Photo : France 2
Arnaud Dupui-Castérès : Sur Cash Investigation, les entreprises ont deux impressions : d’une part, les reportages seraient toujours à charge et, d’autre part, celles qui jouent le jeu seraient inévitablement piégées.
Luc Hermann : Nous mesurons notre responsabilité lorsque l’on décide de travailler sur une thématique, et c’est pour cela que nous menons des enquêtes très approfondies. Nos interlocuteurs sous-estiment souvent ce travail important réalisé en amont. Nous savons quel est l’impact qu’une séquence, qu’une interview, peut avoir sur un chef d’entreprise ou un responsable politique. Mais il faut bien comprendre que nous ne sommes pas militants. Chez Premières Lignes, nous n’avons jamais commencé une enquête en disant « tiens, nous allons Solisnous ‘payer’ telle multinationale car elle est dans l’actualité en ce moment ou parce que ça va faire de l’audience ». Le spectre de nos recherches est très large. Plusieurs journalistes, généralement trois pour nos enquêtes, lancent des filets. Nous resserrons ensuite nos sujets sur les éléments factuels que nous avons trouvés. Une fois cette étape franchie, nous cherchons à entrer en contact avec les responsables des institutions concernées pour avoir leur point de vue. Nous ne travaillons pas dans l’urgence pour alimenter le buzz de l’information en continu. En moyenne, nous travaillons un an sur nos enquêtes. C’est le cas pour Cash Investigation, grâce aux moyens que France Télévisions met à notre disposition. Nous pouvons par exemple « pré-enquêter » pendant trois mois, sans tourner la moindre image. Il nous arrive souvent d’abandonner des pistes d’enquête. Lorsque nous appelons les responsables de grandes entreprises, cela fait quatre ou six mois que nous enquêtons et nous leur demandons de réagir à des éléments factuels. Je comprends que nous puissions être gênants.
Arnaud Dupui-Castérès : Évidemment, chaque entreprise contactée par vos équipes se pose la question de savoir s’il faut ou non vous répondre ?
Luc Hermann : Je suis évidemment persuadé que la « chaise vide » n’est pas la bonne solution pour eux. On ne peut pas nous reprocher de vouloir obtenir une réaction d’un dirigeant d’entreprise, quitte à l’interroger lors d’une conférence de presse ou en le « poursuivant » dans la rue, quand il ne donne pas suite à deux mois de relance pour obtenir un rendez-vous. Deux mois c’est long et cela laisse largement le temps de désigner un porte-parole dans l’entreprise et de préparer les réponses.. Pour les interlocuteurs qui acceptent de nous recevoir, c’est l’occasion d’exposer leur point de vue, de faire entendre leurs arguments. Généralement, elles sont montées en longueur, parfois avec deux caméras. On ne cherche pas à ridiculiser l’interviewé, on lui laisse le temps d’avancer ses arguments. C’est pourquoi la chaise vide est souvent dévastatrice. En toute honnêteté, nous ne prenons pas de plaisir à aller dans la rue pour poser des questions à quelqu’un, et nous le faisons de moins en moins. Un numéro de Cash Investigation réussi, c’est un numéro dans lequel on peut avoir une longue interview ultra fair-play avec le responsable de l’entreprise.
Arnaud Dupui-Ccastérès : Très bien, mais cela n’empêche pas le sentiment du parti-pris !
Luc Hermann : J’ai beaucoup de respect pour le métier de communicant, mais je pense que nous ne sommes pas dans le même camp. Aujourd’hui, nous n’avons plus accès aux grands dirigeants, sauf à passer par ces intermédiaires que sont les conseils en communication et les directions de la communication. Ceci dit, nous estimons fair-play de laisser deux bons mois à une organisation publique ou privée pour se préparer à nous répondre.
Arnaud Dupui-Castérès : L’une des critiques récurrentes qui sont faites porte sur les montages d’interview qui peuvent être partiaux ou même déformant la réalité des propos de l’interviewé.
Luc Hermann : Lorsqu’on estime qu’il est temps d’appeler le dirigeant pour nos enquêtes, nous nous engageons à interviewer et à monter totalement loyalement la discussion qui a eu lieu. Pour nous, c’est une règle absolue. Et nous ne sommes pas au-dessus des lois ! Nous travaillons avec des juristes. Nous avons une avocate qui travaille avec nous et nous travaillons avec le service juridique de France Télévisions. Nous sommes très vigilants à ce qu’on appelle « le contradictoire ».
Arnaud Dupui-Castérès : Il nous arrive de recommander à ceux qui accordent des interviews dans le cadre de reportage dont on peut craindre qu’il soit à charge, de contre-filmer l’interview afin de bien vérifier l’impartialité du montage, est-ce que cela vous choque ?
Luc Hermann : Si cela peut rassurer les interlocuteurs et les convaincre de répondre à une demande d’interview, je ne vois pas de problème à cela. Ca me paraît équilibré.
Arnaud Dupui-Castérès : La communication d’influence est utilisée par tous : entreprises, gouvernements, mais aussi associations ou ONG. Le sentiment que peuvent avoir certains dirigeants d’entreprise, c’est que les enquêtes que vous réalisez sont systématiquement tournées contre les entreprises.
Luc Hermann : Dans une démocratie, il est important que des journalistes puissent investiguer. Le reproche que l’on pourrait nous faire, c’est si nous organisions des interviews totalement déloyales, dans l’urgence, avec des employés n’ayant pas de hautes responsabilités, face à la machine d’investigation de Premières Lignes. Si nous appelons une grande entreprise, c’est parce que nous estimons que nous avons assez d’éléments pour informer le grand public. Mais il ne faut pas du tout croire que nous sommes focalisés sur les entreprises. Il nous arrive régulièrement d’enquêter sur des administrations, des collectivités territoriales et même des associations.
Arnaud Dupui-Castérès : Vous avez dit quelque chose d’important : « Dans une démocratie, il est important que des journalistes puissent investiguer », de la même manière qu’il est important que les entreprises puissent conserver la maîtrise de leur communication…
Luc Hermann : Nous comprenons parfaitement que nos enquêtes arrivent souvent à un mauvais moment dans la vie d’une entreprise, mais nous pensons que c’est aux dirigeants d’entreprise ou aux décideurs publics de savoir gérer ce type de situation. En clair, d’avoir le cuir assez dur et de se dire que cet épisode fait partie des choses à traiter et à gérer, mais qu’il faut le faire au mieux et ne pas laisser pourrir la situation.
Arnaud Dupui-Castérès : Un élu important est récemment venu sur votre plateau après l’émission pour une interview dans les conditions du direct. Est-ce quelque chose que vous pouvez faire de temps en temps ?
Luc Hermann : Nous faisons toujours un plateau avec Elise Lucet à la fin des 110 minutes d’enquête pour débattre du sujet. Des hommes politiques, des lobbyistes, des scientifiques viennent échanger sur le plateau. Dans le cas de votre exemple, la personne ne souhaitait pas faire d’interview dans le documentaire malgré notre insistance et ne nous répondait que par courrier. Impossible de nous contenter d’extraits de courrier dans notre reportage. Nous l’avons donc « croisé » dans la rue. Il a demandé que l’interview soit tournée dans les conditions du direct et bien sûr nous avons accepté. Il a pu s’exprimer librement.
Arnaud Dupui-Castérès : Un conseil pour les prochains interviewés ?
Luc Hermann : Que le communicant sache se faire discret, qu’il ne crée pas un obstacle qui se retournerait contre son patron et que nous puissions discuter avec un interlocuteur privilégié pour organiser loyalement une interview sereine. Sans chaise vide !
Propos reccueillis par Adrien Loriller, Consultant senior, Vae Solis Corporate
Texte intialement paru dans l’édition 2016 de 365°, le news tank de Vae Solis Corporate
Luc HERMANN dirige la société de production Premières Lignes. Il débute sa carrière comme journaliste et associate producer aux Etats-Unis, puis travaille 18 ans à Canal+ comme grand reporter et réalisateur. De 1999 à 2006, pour 90 MINUTES, il réalise de nombreuses enquêtes d’investigation. Il est l’auteur de la série documentaire Jeu d’Influences pour France Télévisions et du livre éponyme (éditions de La Martinière). En 2009, Luc rejoint Paul Moreira avec lequel il s’associe dans Premières Lignes. Depuis son arrivée, il a produit plus de 100 documentaires. En 2011, avec Elise Lucet et Laurent Richard, Luc Hermann lance la collection de documentaires d’enquête Cash Investigation pour France 2.