15Jan2018
E-santé : entretien avec Alexis Normand, directeur du B2B chez Nokia Digital Health

Head of B2B Nokia Digital Health et ancien directeur du développement chez Withings, diplômé d’HEC, de Sciences-Po et de la Sorbonne en philosophie, Alexis Normand travaille à la mise en place de solutions de e-santé en Europe et aux Etats-Unis. Il nous livre certaines de ses analyses des enjeux de la e-santé sur la base de son dernier livre, Prévenir plutôt que guérir, la révolution de la e-santé (édition Eyrolles), notamment au niveau européen.
Comment la révolution numérique modifie-t-elle le paysage de la santé ?
Alexis Normand Le secteur médical n’est pas bouleversé en tant que tel par la montée en puissance des nouvelles technologies mais de nouveaux modèles apparaissent qui viennent améliorer la façon dont les soins sont donnés. La médecine continue à bénéficier de l’innovation numérique qui permet déjà d’améliorer les traitements, les analyses de scanner, d’incorporer des éléments d’analyse ADN ou d’accéder à des données statistiques.
La montée en puissance du numérique permet une transition vers de nouveaux modèles en s’adressant à de nouvelles personnes. Il existe un grand vide entre chaque consultation – moments privilégiés du diagnostic et de l’intervention- que le numérique peut combler. L’offre de e-santé ne vient pas concurrencer la médecine mais intervient en complément. L’usager du service n’est plus le professionnel mais le patient final.
Cette montée en puissance de l’utilisateur, l’analyse de risque supplémentaire et la facilitation d’accès à l’information vient progressivement changer la relation des professionnels au numérique.
Quels sont les nouveaux acteurs qui viennent changer le paysage de la santé ?
Alexis Normand Deux types d’acteurs viennent changer les idées reçues. Tout d’abord les géants de l’économie numérique qui investissent dans des pans entiers de l’innovation dans l’intelligence artificielle (Google), les objets connectés (Apple), la capacité d’hébergement (Amazon) et la mise en réseau. Mais aussi une myriade d’entreprises qui se sont développées sur la base de ces infrastructures et qui développent des services spécifiques dans la santé. Ce terrain de jeu a été investi par des sociétés qui se sont développées dans les objets connectés et les capteurs de mesure (Withings/Nokia) ou les applications de mise en réseau entre professionnels ou patients (American Well, Push Doctor, PatientsLikeMe). A ceux-ci viennent s’ajouter les nouveaux prestataires de service d’assistance dédiés à chaque stade de l’état d’un patient.
Un des aspects qui a le plus d’impact est le fait que le médecin puisse déléguer vers des professionnels la gestion du patient notamment dans les cas de maladies chroniques ou lors d’interventions des personnels de soin.
Une nouvelle chaîne de valeur a déjà commencé à se dessiner mais avec une gouvernance globale qui reste à faire évoluer afin de prendre en compte les nouveaux enjeux de la modernité. Les institutions publiques sont encore absentes dans ce débat. Les modèles de financement de la santé et les normes ont très peu évolué pour prendre en compte les nouvelles modalités de suivi des patients.
Les normes s’appliquent essentiellement à l’hébergement de données médicales alors que le statut des données des patients, les tarifications et la responsabilité des acteurs ne font pas encore l’objet d’un cadre institutionnel normé. La création d’un cadre réglementaire cohérent permettrait à la e-santé de connaître un réel essor.
A votre avis quel sont les plus grands défis auxquels devront faire face les acteurs « traditionnels » ?
Alexis Normand Chaque acteur de la chaine de valeur de la santé devra prendre en compte les évolutions du métier.
Le secteur de l’assurance devra prendre en compte la réduction de certaines incertitudes liées à la santé et qui auront un impact sur l’évaluation des risques et des primes.
Les médecins et les hôpitaux seront appelés à passer d’une relation intermittente par silo et à retardement à une relation en réseau continue et prédictive avec les patients. Ils seront les chefs d’orchestre d’un réseau de soins et de professionnels.
L’industrie pharmaceutique devra prendre en compte une meilleure intégration de la machine et du médicament. Un suivi continu de plusieurs paramètres permettra d’individualiser les soins en segmentant les populations de patients.
Vous citez John Stuart Mill « Tout grand mouvement passe par trois étapes : le ridicule, la discussion et l’adoption ». Selon vous où en sont les discussions sur la e-santé au niveau européen ?
Alexis Normand Une réelle prise de conscience des enjeux de la e-santé est apparue depuis quelques années au niveau européen. Les échanges se font de façon informée et avec modération entre les industriels et les parlementaires européens.
Par opposition, les discussions en France sont plus immatures et cèdent à un discours catastrophiste et à une grande paranoïa sur la vie privée, le secret médical, la modulation des assurances en fonction de l’état de santé. Les meneurs d’opinion en France sont encore mal informés sur le sujet. Ces débats sont nécessaires mais ne doivent pas mener – comme en France- à sur-réglementer un secteur qui n’existe pas encore. Le risque est d’avoir une perte de leadership sur le sujet au niveau européen.
A titre de comparaison, le régulateur américain a décidé de s’adapter à cette révolution de façon pragmatique. Le département de la Santé américain et les industries ont mis en place des pilotes pour vérifier le fonctionnement des technologies, comprendre les processus mis en place, et être certains de comprendre les enjeux sur la base de cas concrets avant d’éventuellement réglementer.
Existe-t-il un marché unique de la e-santé ?
Alexis Normand Contrairement aux Etats-Unis, l’Europe a pour caractéristique de ne pas avoir de marché unique de la e-santé. Si certains dispositifs au niveau européen, tels que les certifications médicales ou les demandes de dispositifs médicaux fonctionnent bien, il reste très difficile de lancer un service en Europe car les solutions digitales et d’hébergement de données de santé restent encore gérées au niveau local. Par exemple, les autorisations pour des services de téléconsultation non remboursés par un régime d’assurance doivent encore être demandées au niveau local. A titre de comparaison un service de téléconsultation tel qu’American Well peut le faire sur tout le territoire américain et atteindre plus de 300 millions de personnes. Le risque est de voir des nains se développer en Europe et des géants aux Etats Unis.
De façon plus positive, le Règlement pour la Protection des Données (RGPD) permet d’apporter des éléments d’harmonisation au niveau européen tout en fournissant une meilleure protection des données personnelles et doit être salué en tant que tel. Cependant ce texte ajoute des contraintes dans un univers de startups qui ne sont pas équipées de services juridiques et qui font face à une compétition globale. Le RGPD créé bien des principes uniques mais pas un marché unique de la e-santé.
Face aux grands acteurs américains, comment restaurer en Europe une souveraineté et une confiance dans le numérique ? Quelles sont les conditions pour l’affirmation d’un marché de la e-santé au niveau européen ?
Alexis Normand L’Europe a d’importants atouts avec des compétences, un accès au capital et des gros acteurs. Il manque un marché unique permettant l’émergence de réels champions européens. Les entreprises ont du mal à atteindre une masse critique sans être présentes aux Etats-Unis en raison de la taille du marché. Les territoires restent trop morcelés en Europe.
Les innovations de rupture ont encore du mal à devenir une norme de marché en Europe. Les américains savent investir massivement sur quelques projets considérés comme stratégiques et donnant le pouvoir sur l’avenir. Les institutions, des programmes nationaux tels que la DARPA et la structure du capital permettent ce type d’investissements ambitieux qui ont donné naissance à quelques champions. A titre d’exemple, le gouvernement finance des initiatives de médecine de précision à hauteur de 200 millions d’euros répartis entre deux acteurs. Par opposition, si l’Europe a bien conscience de l’importance de financer des secteurs d’avenir, les Etats n’arrivent pas à financer la recherche de façon compétitive et le programme Horizon 2020 disperse trop les moyens pour faire émerger des champions de la e-santé.
Le nouveau gouvernement français peut-il être un atout dans l’émergence de champions européens de la e-santé ?
Alexis Normand Le Président élu a publiquement exprimé sa forte volonté de renforcer une gouvernance et un budget européen. La préservation d’un statut de champion au niveau international passe par la création d’une gouvernance économique autour d’un noyau dur.
N°6 | Novembre 2017 | Accès direct
#AuProgramme RGPD : sécuriser une stratégie durable dans la data
#LePointDeVue d’Alexis Normand – Nokia Digital Health
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#Outils vocabulaire e-Santé et réglementation européenne
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